Trois ans de pandémie | « Les beaux jours sont à venir »

Le message du biscuit chinois avait bien fait sourire Sarah Bachand, ce jour de mars 2020, alors qu’elle venait de casser la croûte avec des collègues de l’hôpital.


Publié à 5h00

« Les beaux jours sont à venir. »

Elle l’avait épinglé sur le babillard des infirmières.

Quelques jours plus tard, la pandémie de COVID-19 frappait de plein fouet. Une morgue géante s’est stationnée devant l’hôpital.

Sarah a commencé à travailler aux urgences avec une certaine appréhension. Des patients atteints de la COVID-19 y étaient envoyés. Le plus souvent pour mourir.

Trois ans plus tard, l’infirmière a encore la gorge nouée en évoquant ce dont elle a été témoin aux urgences, puis en CHSLD où elle s’est portée volontaire au pire de la première vague, avant que l’armée arrive en renfort.

« Les beaux jours s’en viennent », avait annoncé le premier ministre François Legault le 10 avril 2020, à la veille du congé de Pâques, comme s’il faisait écho au message épinglé sur le babillard. Il assurait que la situation dans les CHSLD et les résidences privées pour aînés étaient sa priorité.

Le soir même, le journaliste Aaron Derfel faisait mentir le présage en publiant dans le quotidien Montreal Gazette une enquête-choc témoignant de scènes d’horreur au CHSLD Herron. Le même week-end, Sarah a été témoin de scènes tout aussi horribles.

Elle a enfoui tout ça dans une petite boîte qu’il lui est douloureux d’ouvrir.

Malgré le passage du temps, malgré le retour apparent aux « beaux jours », les plaies sont encore vives quand elle pense au sort tragique des patients âgés qu’elle a vus mourir et à leurs proches endeuillés. Elle a un sentiment d’imposteur en m’en parlant, estimant qu’elle n’a fait que donner un petit coup de main en CHSLD. Elle n’ose pas imaginer ce qui hante ses collègues au front qui y travaillaient à temps plein.

« Ça me fait encore mal de penser à ça… Aussitôt que je le fais, je deviens très émotive. »

Pour moi, les gens de cette génération nous ont tout donné. Ils ont été à la guerre. Ils nous ont donné le droit de vote. Ils ont construit notre société. On leur doit tellement. De les avoir vus mourir sans dignité comme ça… Je ne sais pas comment on peut s’en remettre facilement.

L’infirmière Sarah Bachand

Son premier choc devant la cruauté de la crise, Sarah l’a eu en voyant un homme à l’agonie sur son lit d’hôpital dans une pièce vitrée aux urgences. Sa culotte d’incontinence s’était détachée, exposant son corps nu. Son fils avait eu une autorisation in extremis pour passer le voir une dernière fois. Il allait arriver d’une minute à l’autre pour lui faire ses adieux.

L’infirmière ne pouvait concevoir que la dernière image qu’un fils ait de son père soit celle-là.

« Je peux aller replacer rapidement sa couverte ?

– Non, Sarah. On ne gaspille pas un N95 pour ça. »

Elle était hors d’elle. La dignité de cet homme ne valait-elle pas un masque ?

Le 11 mars 2021, alors qu’une cérémonie solennelle marquait la première journée de commémoration nationale des victimes de la COVID-19, le gouvernement Legault promettait de ne jamais oublier les milliers d’hommes et de femmes qui ont perdu la vie durant la pandémie.

Plus de 18 000 morts plus tard, le devoir de mémoire semble avoir cédé sa place à l’oubli, comme si ces vies étaient devenues des statistiques. Il n’y a pas eu de cérémonie à leur mémoire l’an dernier. Il n’y en aura pas cette année non plus. La journée de commémoration sera soulignée par une mise en berne nationale du drapeau du Québec.

« J’ai l’impression qu’on a presque balayé tout ça sous le tapis… »

Sarah, comme tant d’autres pour qui l’oubli est impossible, regrette que l’on n’ait pas tiré suffisamment de leçons de cette crise comme on s’était promis de le faire, à la mémoire des victimes.

Comme l’a souvent répété la Dre Joanne Liu, une pandémie est un ultramarathon qu’il faut courir pieds nus. Pour le réussir, il est essentiel de prendre soin des soignants, qui constituent la meilleure et la dernière ligne de défense.

Trois ans plus tard, la ligne de défense est en lambeaux.

Coureuse de fond, au sens propre comme au sens figuré, Sarah m’avait déjà raconté, il y a deux ans, à quel point l’ultramarathon des infirmières était ardu au temps du délestage (1). Elle a l’impression que la pandémie, tout en la rendant plus forte, a brisé quelque chose en elle.

« Il n’y a jamais vraiment eu de retour à la normale pour nous ! »

Après 20 ans dans le réseau public, complètement épuisée, l’infirmière a fait ce qu’elle ne pensait jamais faire : elle a cédé avec un gros pincement au cœur à l’appel du privé. Elle le fait avec un sentiment de culpabilité même si elle sait que ce n’est pas elle qui abandonne le système, mais bien le système qui a fini par l’abandonner en ne lui offrant pas des conditions de travail décentes.

Ce n’était ni une question de salaire, ni un désamour de sa profession, ni un désaveu du réseau public qui a fait d’elle une infirmière résiliente et mis des collègues incroyables sur son chemin.

C’était presque une question de survie : comme de nombreuses autres infirmières, elle n’en pouvait plus d’étirer un élastique qui a fini par rompre sous la pression de la pandémie. La surcharge de travail, les nuits de garde, le sentiment qu’il y a toujours plus à faire en moins de temps, le délestage, le fait d’être constamment envoyée éteindre des feux inconnus dans d’autres unités plutôt que ceux qu’elle sait maîtriser parfaitement, la qualité de soins qui se dégrade, la conscience professionnelle qui en prend un coup, l’impossibilité de planifier un rendez-vous pour ses enfants, l’épuisement physique et mental dont elle n’a réalisé la gravité que lorsqu’elle a quitté le système public…

« Quand j’ai changé de job en janvier, j’ai eu l’impression que mon corps éclatait en miettes. Je pense que depuis un certain temps, je tenais à un fil… Lorsque j’ai pu avoir un répit, je me suis effondrée. »

Elle est en train de se reconstruire, le cœur en berne. En espérant que l’on n’oublie jamais ces hommes et ces femmes dont les derniers beaux jours ont été volés.

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